Mozart Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes KV 527
Musique de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Livret de Lorenzo Da Ponte
Création : Prague, Théâtre national du comte Nostic, 29 octobre 1787
Dans le cadre du festival Mozart à Monaco proposé par l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
L’imposante Staatsoper de Vienne, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est inaugurée le 25 mai 1869 pour succéder à l’Opéra de la Cour impériale. L’opéra joué ce jour-là devant l’empereur François-Joseph et son épouse Élisabeth est Don Giovanni de Mozart. Depuis l’éblouissante « Semaine Rossini » que l’Opéra de Monte-Carlo a présentée à Vienne en 2022, les deux maisons ont commencé à se rendre visite régulièrement. C’est ainsi que Le nozze di Figaro a donné le coup d’envoi d’une nouvelle trilogie Mozart/Da Ponte, interprétée dans notre théâtre de Monaco par la troupe de la Staatsoper de Vienne et son orchestre à la tradition stylistique inégalable. Le succès de ces Nozze au printemps 2023 est resté vivace, et c’est avec impatience que nous attendons le retour de nos amis viennois en Principauté pour une version semi-scénique du mythique Don Giovanni.
Orchestre de la Staatsoper de Vienne
Direction musicale
Bertrand De Billy
Mise en espace
Lisa Padouvas
Costumes & décors
Katrin Lea Tag
Pianoforte
Tommaso Lepore
Chef de chœur
Stefano Visconti
Don Giovanni
Davide Luciano
Il Commendatore
Antonio Di Matteo
Donna Anna
Maria Bengtsson
Donna Elvira
Tara Erraught
Don Ottavio
Edgardo Rocha
Leporello
Peter Kellner
Zerlina
Andrea Carroll
Masetto
Andrei Maksimov
Wiener Staatsoper
Directeur de la Wiener Staatsoper
Bogdan Roscic
Responsable juridique/RH
Florian Schulz
Tour Manager
Stephanie Wippel
Assistant Tour Manager
Kerstin Koller
Tour Manager de l'orchestre
Larissa Weidler
Régisseurs
Andreas Fischer
Elisabeth Pelz
Habilleurs
Ella Huber
Kurt Zlöbl
Techniciens d'orchestre
Martin Stangl
Oliver Stangl
Docteur
Felicitas Schönauer
Luthier
Maria Rudholzer
Premier violons
Albena Danailova
Violons I
Daniel Froschauer
Luka Ljubas
Martin Zalodek
Johannes Tomböck
Andreas Groẞbauer
Thomas Küblböck
Lara Kusztrich
Georg Wimmer
Natalija Isakovic
Violons II
David Kessler
Tibor Kovac
Harald Krumpöck
Shkelzen Doli
Holger Tautscher-Groh
Dominik Hellsberg
Martina Miedl
Cristian Ruscior
Altos
Benjamin Beck
Robert Bauerstatter
Martin Lemberg
Innokenti Grabko
Michael Strasser
Tilman Kühn
Violoncelles
Sebastian Bru
Wolfgang Härtel
Stefan Gartmayer
Edison Pashko
David Pennetzdorfer
Contrebasses
Ödön Racz
Jurek Dybal
Valerie Schatz
Yadilton Zorrilla Ramírez
Flûtes
Karl-Heinz Schütz
Wolfgang Zuser
Hautbois
Paul Blüml
Herbert Maderthaner
Clarinettes
Gregor Hinterreiter
Alex Ladstätter
Bassons
Sophie Dervaux
Johannes Kafka
Cornes
Josef Reif
Wolfgang Lintner
Trompettes
Martin Mühlfellner
Daniel Schinnerl-Schlaffer
Trombones
Dietmar Küblböck
Kelton Koch
Johann Ströcker
Timbales
Anton Mittermayr
CHŒUR DE L’OPÉRA DE MONTE-CARLO
Chef de chœur
Stefano Visconti
Consultant pour l’organisation musicale & assistant chef de chœur
Aurelio Scotto
Régisseuse du chœur & bibliothécaire
Colette Audat
Sopranos I
Galia BAKALOV
Chiara IAIA
Giovanna Minniti
Felicity Murphy
Leslie Olga Visco
Sopranos II
Rossella ANTONACCI
VITTORIA GIACOBAZZI
Letizia Pianigiani
Laura Maria ROMO CONTRERAS
Mezzo-sopranos
Teresa BRAMWELL-DAVIES
Géraldine Melac
Suma MELLANO
Federica SPATOLA
Altos
ORNELLA CORVI
Catia PIZZI
Rosa TORTORA
Ténors I
Lorenzo Caltagirone
Domenico Cappuccio
Nicolo La Farciola
Vincenzo di Nicera
Ténors II
Fabio Marzi
Adolfo Scotto di Luzio
Salvatore Taiello
Barytons
Fabio Bonavita
Vincenzo Cristofoli
Przemyslaw Baranek
Kyle Patrick Sullivan
Basses
Paolo MARCHINI
Edgardo RINALDI
Matthew THISTLETON
Monsieur Mozart – La clemenza di Tito et Don Giovanni : deux opéras totalement opposés, n’est-ce pas ?
En effet. Le premier est un opéra majestueux reposant sur un des livrets d’opera seria les plus usités, tandis que l’autre est un dramma giocoso qui s’inspire de ce genre de farce paillarde que nous avons pu voir dans les théâtres de faubourg ou sur les champs de foire.
Existe-t-il un point commun entre les deux ?
Prague ! Il régnait un esprit de rivalité entre la capitale de la Bohême et Vienne, qui était à l’époque le centre de l’Empire austro-hongrois, auquel la Bohême était soumise. Mais l’éducation musicale et la musique en général ont prospéré largement à Prague pendant des siècles, alors qu’à Vienne, elles étaient réservées en grande partie aux cercles aristocratiques et à la Cour impériale. Et comme vous le savez, la plupart de ces personnes n’étaient pas particulièrement bien disposées à l’égard de mon travail. La ville de Prague était bien différente de celle de Vienne et comptait de nombreux et excellents théâtres, gérés par des sociétés privées. L’un d’eux m’a invité à superviser une représentation de mes Nozze di Figaro. Devant l’énorme succès rencontré, il m’a immédiatement commandé un nouvel opéra. Mon choix s’est porté sur Don Giovanni, un sujet qui, bien sûr, faisait froncer les sourcils de la cour conservatrice de Vienne. À Prague, en revanche, tout le monde a adoré cet opéra et s’est réjoui que j’aie accepté de composer ce nouveau titre. C’est ainsi qu’une autre commande de Prague arriva quatre ans plus tard, cette fois-ci de la part des États de Bohême, à l’occasion du couronnement de l’empereur d’Autriche Léopold II comme roi de Bohême. Ce fut La clemenza di Tito.
Le premier soir, le couple impérial arriva au théâtre avec une heure de retard. Il n’est pas étonnant que le public ait réagi avec une certaine retenue…
Au début du XIXe siècle, La clemenza di Tito est devenu l’un de mes opéras les plus joués ! Par la suite, il a perdu ses admirateurs car son sujet était considéré alors comme dépassé. Don Giovanni a pris la relève, ainsi que La Flûte enchantée, composée en même temps que ma Clemenza.
Qu’en est-il de leur musique et de leur style ?
Dans Don Giovanni, j’ai pu développer mes concepts sur la structure et le style. Le déroulement dramatique de l’histoire détermine tout, la musique fait avancer l’action, souligne et régit ce qui se passe avec les personnages. Les mots, qui sont d’un grand naturel, souvent drôles voire obscènes, m’ont beaucoup aidé. Je dois remercier le fantastique Lorenzo Da Ponte pour cela.
Mais n’oubliez pas que, dans La clemenza di Tito, mon librettiste Caterino Mazzolà a fait un travail formidable pour resserrer l’intrigue de Métastase et rendre les personnages le plus réels possible. L’intrigue appartient à une époque révolue, mais j’ai souhaité briser la succession traditionnelle et rigide des arias da capo pour écrire plus d’ensembles, apporter davantage d’émotion, faire moderne.
Mais je ne dirai jamais que j’ai préféré l’un à l’autre : les deux sont comme mes enfants, et chacun d’entre eux est aimé d’un même amour !
Séville, au xviie siècle.
Acte I
Tableau 1
Le jardin de chez Donna Anna, la nuit.
Leporello fait les cent pas devant la demeure de Donna Anna, que son maître, Don Giovanni, est en train d’essayer de séduire. Il maugrée contre sa condition de valet (introduction «Notte e giorno faticar»). Soudain, Don Giovanni fait irruption, visage caché. Il est suivi par Donna Anna, qui veut le démasquer et part chercher du secours («Non sperar !»). Le Commandeur, père d’Anna, s’interpose ; Don Giovanni le tue en duel («Ah ! soccorso !»). Don Giovanni s’enfuit avec Leporello. À son retour, Anna découvre le corps de son père et fait jurer vengeance à son fiancé, Don Ottavio (récitatif accompagné et duo «Ma qual mai s’offre, oh Dei / Fuggi, crudele, fuggi !»).
Tableau 2
Une rue à proximité de l’auberge. Le jour se lève.
Entre-temps, Don Giovanni est parti à la recherche de nouvelles conquêtes, accompagné de son valet (récitatif «Orsù, spicciati presto»). Il avise une demoiselle esseulée et engage la conversation. Mais la jeune personne n’est autre que Donna Elvira, qu’il a autrefois séduite, épousée et abandonnée à Burgos (trio «Ah, che mi dice mai»). Don Giovanni s’esquive, et Leporello énumère à Elvira les conquêtes de son maître (air du Catalogue «Madamina, il catalogo è questo»).
Tableau 3
À la campagne, le matin.
Des villageois préparent la noce de Zerlina et Masetto (chœur «Giovinette che fate all’amore»). Don Giovanni jette son dévolu sur la fiancée. Il chasse tout le monde, mais Masetto, qui a compris ses intentions, ne quitte les lieux qu’après avoir laissé éclater sa colère (air «Ho capito, signor sì»). Don Giovanni conte fleurette à Zerlina qui, malgré quelques remords, est en passe de céder (duo «Là ci darem la mano»). Elvira survient à temps pour protéger la jeune fille (air «Ah, fuggi il traditor !»). Elle invite Anna et Ottavio, arrivés sur les entrefaites, à se méfier de l’homme qui l’a trahie. Don Giovanni tente de la faire passer pour folle, sans parvenir à convaincre ses interlocuteurs ; il quitte leur compagnie (quatuor «Non ti fidar»). Anna a reconnu en lui le meurtrier de son père. Elle raconte à son fiancé toute la scène qui a précédé le meurtre (récitatif accompagné et air «Don Ottavio, son morta ! / Or sai chi l’onore»). Ottavio est bouleversé par son récit (air «Dalla sua pace»). Leporello informe son maître que les invités de la noce sont arrivés, et qu’il a réussi à endormir la jalousie de Masetto et à se débarrasser d’Elvira, venue faire scandale par ses révélations. Don Giovanni ne se départit pas de son insouciance (air du Champagne «Finch’han dal vino»).
Tableau 4
Le jardin du palais de Don Giovanni.
Zerlina supplie Masetto de croire à sa vertu (n° 13, air «Batti, batti o bel Masetto»). Leporello les invite au bal offert par Don Giovanni (air avec chœur «Sù ! svegliatevi da bravi !»). Du balcon du palais, Leporello aperçoit trois personnages masqués. Il les invite eux aussi à entrer se divertir (trio des masques «Bisogna aver coraggio»). Or il s’agit de Donna Elvira, Donna Anna et Don Ottavio, venus prendre le traître en flagrant délit.
Tableau 5
La salle de bal chez Don Giovanni.
La fête bat son plein. Trois danses se succèdent : menuet, contredanse et allemande. Pour neutraliser Masetto, Leporello danse avec lui. Pendant ce temps, Don Giovanni entraîne Zerlina au dehors. Elle appelle à l’aide, et le séducteur tente en vain de faire porter le chapeau à Leporello. Les masques dévoilent leurs visages et Don Giovanni échappe de justesse à ses poursuivants (finale «Riposate, vezzose ragazze»).
Acte II
Tableau 1
Dans la rue, de nuit.
Leporello veut quitter son maître, mais Don Giovanni le convainc de rester et d’échanger ses habits avec les siens (duo «Eh via, buffone, non mi seccar !»). Son idée est que Leporello occupe l’attention de Donna Elvira, afin qu’il ait le champ libre et courtise sa bonne en toute impunité. Elvira paraît à son balcon (trio «Ah taci, ingiusto core !»). Le vrai Don Giovanni fait gesticuler le faux sous la fenêtre d’Elvira et lui déclarer sa flamme. Pendant ce temps, il chante la sérénade à la camériste («Deh ! vieni alla finestra»). Surviennent Masetto et quelques amis, bien décidés à tuer Don Giovanni. Le faux Leporello envoie les paysans sur les traces du malheureux valet (air «Metà di voi qua vadano»). Resté seul avec Masetto, Don Giovanni le roue de coups. Zerlina accourt pour consoler son mari (air «Vedrai, carino, se sei buonino»).
Tableau 2
Le hall d’entrée obscur du palais de Donna Anna.
Leporello ne sait plus quelle attitude adopter avec Elvira et voudrait s’enfuir. Il est rejoint par Donna Anna, Don Ottavio, puis Zerlina et Masetto qui, prenant Leporello, toujours déguisé, pour son maître, veulent le capturer. Injustement traqué, Leporello finit par se faire reconnaître et s’enfuit (sextuor «Sola sola in buio loco»). Don Ottavio promet à tous qu’ils seront bientôt vengés (air «Il mio tesoro intanto»). Restée seule, Elvira exprime à son tour son amertume, partagée entre son amour pour Don Giovanni et son désir de vengeance (récitatif accompagné et air «In quali eccessi, o Numi / Mi tradì, quell’alma ingrata»).
Tableau 3
Un cimetière, la nuit.
Don Giovanni se rend au cimetière, riant aux éclats. Plusieurs statues s’y dressent, parmi lesquelles celle du Commandeur. Leporello fait part à son maître de son mécontentement : il a failli être tué à sa place. Mais Don Giovanni retourne la situation en lui racontant comment il lui a gagné l’affection de la servante d’Elvira, avant d’être reconnu par elle et de s’enfuir au cimetière. Une voix d’outre-tombe retentit : c’est le Commandeur. Don Giovanni oblige Leporello, tout tremblant, à inviter la statue à dîner (duo «O statua gentilissima»). À l’effroi de Leporello, elle accepte. Don Giovanni croit à une plaisanterie.
Tableau 4
Une chambre dans la demeure de Donna Anna.
Anna demande à Ottavio de différer leur mariage tant que son père ne sera pas vengé (récitatif accompagné et rondo «Crudele !.. Ah no, mio bene ! / Non mi dir, bell’idol mio»).
Tableau 5
Un salon chez Don Giovanni.
Don Giovanni surveille les derniers préparatifs pour le souper somptueux qu’il va donner (finale «Già la mensa è preparata»). Les musiciens répètent une dernière fois leurs morceaux : Una cosa rara de Vicente Martín y Soler, Fra i due litiganti de Giuseppe Sarti et, joli clin d’œil, Les Noces de Figaro de Mozart lui-même. Le maître de maison ne parvient pas à dérider Leporello. Elvira, désespérée, vient supplier Don Giovanni de changer de vie. Sa tentative est vaine, et elle sort. Soudain, on l’entend pousser un cri d’épouvante. Leporello la rejoint, et hurle à son tour : la statue du Commandeur arrive en effet chez Don Giovanni («Ah ! signor ! Per carità !»). Le Commandeur frappe, et Leporello lui ouvre, terrifié. La statue entre («Don Giovanni, a cenar teco, m’invistasti»). Le «convive de pierre» veut rendre à Don Giovanni son invitation et lui tend la main. Toujours aussi impavide, Don Giovanni accepte et serre la main du Commandeur, dont il ne réussit plus à se dégager. Par trois fois, le séducteur refuse de se repentir. La statue disparaît, la terre s’ouvre, et Don Giovanni est happé par les flammes de l’enfer («Da qual tremore insolito»).
Les autres personnages paraissent, et Leporello leur fait le récit des événements. Anna consent à épouser Ottavio après le deuil de son père. Elvira annonce qu’elle se retire dans un couvent, Zerlina et Masetto qu’ils vont enfin se marier, et Leporello qu’il se met en quête d’un meilleur maître. Au milieu des ruines, ils tirent la morale de l’histoire : la mort du perfide est toujours conforme à sa vie (chœur final : «Ah, dov’è il perfido ?»).
C’est à Prague que débute l’histoire de Don Giovanni. En décembre 1786, Mozart y présente Les Noces de Figaro, son premier opéra en collaboration avec le poète Lorenzo Da Ponte. Sept mois après le succès de sa création à Vienne, l’ouvrage connaît un nouveau triomphe, comme Mozart le relate à un ami : «Ici on ne parle que de Figaro ; on ne joue, ne chante, ne siffle que Figaro ; éternellement Figaro.» Immédiatement, l’impresario du Théâtre des États, Domenico Guardasoni, passe commande aux deux auteurs d’un opéra inédit pour la saison suivante. Da Ponte propose le sujet de Don Juan : le rôle sera magnifiquement adapté à la nouvelle coqueluche de la scène pragoise, la basse Luigi Bassi, et ce choix allégera sa tâche car il pourra s’inspirer d’un livret de Giovanni Bertati, Il convitato di pietra [Le Convive de pierre], représenté à Venise en janvier 1787 avec une musique de Giuseppe Gazzaniga. Don Giovanni triomphe le 29 octobre 1787, Mozart dirigeant lui-même l’orchestre. Six mois plus tard, le 7 mai 1788, l’ouvrage est introduit au Burgtheater de Vienne à la demande de l’empereur Joseph II. Fait rarissime, l’opéra de Mozart ne quittera jamais l’affiche entre sa création viennoise et aujourd’hui. Beethoven, Chopin et Liszt composeront variations et paraphrases sur ses thèmes, tandis que Rossini, Byron, Hoffmann ou Kierkegaard avoueront leur fascination. La célèbre cantatrice Pauline Viardot (1821-1910) ira jusqu’à acheter le manuscrit, pour en faire don ultérieurement à la bibliothèque du Conservatoire de Paris. Ce précieux document fait aujourd’hui la fierté de la Bibliothèque nationale de France.
Claire Delamarche
On connaît bien, dans le monde francophone, l’éloge de la libre pensée et du cynisme livré par Molière en 1665 (Dom Juan, ou Le Festin de pierre, 1665). Mais c’est à la source la plus ancienne que remonte, via Bertati, l’inspiration de Da Ponte : un drame moralisateur du moine espagnol Tirso de Molina, El Burlador de Sevilla y convidado de piedra [L’Abuseur de Séville et le Convive de pierre], créé à Madrid vers 1630. Molina, de son vrai nom frère Gabriel Téllez (1583?-1648), appartenait à l’ordre des Mercédaires. À ce titre, il s’inquiétait de l’immoralité de son époque, et sa pièce entendait la combattre. Don Juan Tenorio ne se contente pas d’être un séducteur : c’est un authentique scélérat qui se moque de tout ce que l’Espagne de l’Inquisition considère comme sacré : l’amour, la mort, la religion (Tirso le décrit d’ailleurs comme l’«abuseur», et non le «séducteur», de Séville).
Le dramma giocoso de Mozart et Da Ponte est d’une morale plus trouble que la pièce. Il apparaît comme l’exaltation de la jeunesse et du plaisir, exercés avec cruauté, mais également avec panache. Jusqu’au seuil du gouffre, Don Giovanni continue de professer son credo : «Vivent les femmes, vive le bon vin, substance et gloire de l’humanité !» À l’instar du vicomte de Valmont et de la marquise de Merteuil, les protagonistes des Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos (1782), Don Giovanni lézarde l’équilibre de l’Ancien Régime, avant que l’épilogue ne salue l’avènement de la nouvelle morale bourgeoise et incorruptible. Comme ces personnages de fiction et comme celui, bien vivant, qu’était Giacomo Casanova (ami proche de Da Ponte, vénitien comme lui, et présent à Prague au moment de la création de l’opéra), Don Giovanni définit un grand type de séducteur. Avec Valmont et Merteuil, la séduction est cynisme et stratégie. Avec Casanova, elle est instinct et plaisir. Avec Don Giovanni, transgression et défi.
Claire Delamarche
Da Ponte a étoffé le livret de Bertati pour le porter d’un acte à deux. Il a supprimé deux personnages et développé celui d’Anna, dont il fait la principale adversaire de Don Giovanni jusqu’à ce que son propre père, le défunt Commandeur, prenne le relai. Le fiancé d’Anna, Ottavio, n’en paraît que plus falot, et l’ajout de l’air «Dalla sua pace» pour la reprise viennoise ne fera qu’accentuer ce caractère.
Face à ces êtres emprunts de noblesse, Elvira incarne la passion. Elle se pose en ambassadrice des 2065 victimes de Don Giovanni (si les comptes de Leporello sont exacts) mais, au contraire de la vengeresse Anna, il suffirait d’un mot du traître pour qu’elle retombe dans ses bras. Elle passe donc par les états les plus contraires, atteignant des sommets d’indignation et de douleur, mais éprouvant aussi de pitié pour son amant, dans l’air ajouté pour elle à Vienne, «Mi tradi quell’alma ingrata».
Anna, Ottavio et Elvira – les trois masques – appartiennent au monde sérieux. Ils s’inscrivent dans la grande arche tragique tendue entre les deux extrémités de l’ouvrage – la première partie de l’ouverture et la mort de Don Giovanni – qui ont en commun leur tonalité de ré mineur (celle du futur Requiem) et leurs gammes ascendantes et descendantes, tendues et obsédantes. À cet univers s’oppose Leporello, incarnation parfaite du valet bouffon et couard, dont il déploie les principaux tics : débit haché, phrases courtes, répétitions, interjections… Son état de bouc émissaire éclate dans la scène du déguisement (principal ajout opéré par Da Ponte), où il échange ses vêtements avec Don Giovanni et manque de se faire tuer à sa place.
Masetto et Zerlina dessinent un troisième pôle, tendre et bucolique, mais fragile. Masetto tente bien de se rebeller. Toutefois, en 1787, la lutte des classes est encore bien inégale, et le paysan en sera quitte pour quelques bleus. Quant au divin, il est incarné par le Commandeur, figure paternelle révérée qui se mue, sous sa forme de statue, en une sorte de Jupiter fulminant.
Le mélange des genres entre tragédie, comédie, pastorale et surnaturel trouve sous la plume de Mozart une expression parfaite. Il justifie l’intitulé de dramma giocoso, «drame joyeux», plutôt que celui d’opera buffa. L’ouvrage jongle avec ces différents univers dès ses premières pages. Après la grandeur tragique du début de l’ouverture, la seconde partie, en ré majeur, est au contraire la traduction de l’énergie inaltérable qui propulse Don Giovanni. Au lever de rideau, on plonge dans le bouffon avec Leporello qui fait les cent pas devant la demeure de Donna Anna, maugréant contre son maître. Mais l’irruption d’Anna hors d’elle, puis la mort du Commandeur font basculer la scène dans la tragédie.
À l’autre extrémité de l’ouvrage, dans la scène du banquet, les contours s’effacent à nouveau. La musique échappe à l’habituelle succession de récitatifs et d’airs ou duos pour former une entité d’un quart d’heure, dans laquelle se succèdent ou s’imbriquent les climats les plus divers. Le rideau découvre un somptueux intérieur, paré pour une fête brillante dont Don Giovanni est, pour l’instant, l’unique convive. Le compte à rebours est enclenché et, pour avoir entendu l’ouverture, nous savons la fin tragique inéluctable. Des musiciens viennent interpréter une musique de table, reproduisant au théâtre une habitude des palais les plus huppés. On y entend les airs de deux opéras à succès, Una cosa rara de Vicente Martín y Soler et Fra i due litiganti de Giuseppe Sarti. Puis l’orchestre entonne un air des Noces de Figaro, afin de complaire aux Pragois qui n’ont que cet opéra en tête. Le choix du morceau n’est pas anodin ; c’est l’air dans lequel Figaro raille le jeune page Chérubin, qui est amoureux de toutes les femmes en général et de la sienne en particulier mais que le Comte Almaviva vient d’envoyer au front : «Tu n’iras plus, grand papillon amoureux Voleter çà et là nuit et jour En troublant le repos des belles…». Le message est clair !
L’irruption d’Elvira, l’arrivée de la statue, les bredouillements tragicomiques de Leporello marquent le retour de la tragédie. Avec la modulation en ré mineur, on franchit le dernier seuil du drame. Depuis l’ouverture, l’auditeur attend cette tonalité, consciemment ou non, comme celle de la catastrophe. L’entrée du chœur de démons est l’ultime étape d’une formidable montée en puissance, qui s’arrête net à l’engloutissement du «dissolu puni», pour reprendre le titre entier de l’opéra : Il dissoluto punito, o sia Il Don Giovanni. Mais Mozart fuit le pathos ; la mort dantesque du héros est suivie d’un épilogue des plus abstraits : après la disparition de Don Giovanni, les autres personnages se retrouvent vides de sens, comme privés de raison d’être.
Claire Delamarche